Thinkerview — cybersécurité, vie privée et censure : Bluetouff, Fabrice Epelboin et Brice “ZaX” Augras décryptent l’ère du contrôle

Thinkerview — cybersécurité, vie privée et censure : Bluetouff, Fabrice Epelboin et Brice “ZaX” Augras décryptent l’ère du contrôle

Cyberharcèlement, “Chat Control”, fuites massives de données, dérives de l’IA, modération politique sous DSA, ingérences & souveraineté numérique : une table ronde sous tension où trois voix majeures — Bluetouff (Reflets), Fabrice Epelboin (enseignant-entrepreneur) et Brice “ZaX” Augras (BZHunt) — mettent à nu la mécanique du contrôle à l’ère des plateformes. Un échange franc, dense, et parfois brutal, qui interroge notre capacité collective à préserver l’intimité, le débat public… et la démocratie.

En bref

  • Cyberharcèlement & crimes en ligne : explosion des cas, parcours judiciaire défaillant, familles démunies, banques peu réactives.
  • “Chat Control” : un mouchard imposé dans les messageries casserait la confiance sociale et l’article 8 CEDH (vie privée).
  • IA & sécurité : modèles en production trop vite, prompt injection, data leakage, empoisonnement, absence de mitigations robustes.
  • DSA & censure : architecture agnostique qui légalise une modération politique variable selon les régimes.
  • Souveraineté numérique : dépendance cloud US, risques de gouvernorat informationnel, nécessité d’un cap européen crédible.
  • Choc générationnel : esprit critique en recul, algorithmes capteurs d’attention, responsabilité parentale sous-dimensionnée.

Cyberharcèlement : la fracture intime entre la loi et le réel

Dans les boîtes comme BZHunt, les formulaires de contact débordent d’appels au secours. Escroqueries bancaires, romance scams, usurpations d’identité, cyberharcèlement d’ados et revenge porn. Les dépôts de plainte s’empilent, mais trop souvent, l’instruction cale ; les familles se retrouvent face à un “classé sans suite”, faute d’enquête ou de preuves. La mécanique institutionnelle accuse un retard qu’exploitent des criminels désormais professionnels : timing le vendredi soir, délais interbancaires, associations écrans, social engineering jusque dans les études notariales.

« On se retrouve avec des parents dont la fille n’est plus à l’école depuis deux ans. Dépôt de plainte, relances… puis rien. Le dossier s’éteint. »

Brice “ZaX” Augras

Ce fossé, c’est celui qui sépare nos vies numériques de nos dispositifs d’assistance — bancaires, judiciaires, pédagogiques. Et il se creuse.

“Chat Control” : un mouchard dans nos messageries

Fabrice Epelboin tranche : scanner les messages avant chiffrement brise la confiance d’ami à ami — ce ciment invisible qui maintient un corps social vivant. L’argument “pédocriminalité” ouvre une porte qu’on referme rarement : demain, terrorisme, puis dissidence, puis idées “déviantes”.

« Si vous n’avez “rien à cacher”, vous avez forcément une intimité. La surveiller, c’est détruire le lien de confiance qui nous tient debout. »

Fabrice Epelboin

La bonne nouvelle, dit-il, c’est que l’Allemagne a freiné une première fois. La mauvaise : ces projets reviennent par vagues. La vigilance ne peut plus être un pic médiatique ; elle doit devenir une hygiène démocratique.

IA en production : quand la vitesse casse la sûreté

Dans l’euphorie du “time-to-market”, des entreprises branchent leur LLM interne sur des données sensibles (clients, RH, base commandes, connaissances) avec un seul modèle et une jolie interface. Résultat : une simple manipulation conversationnelle peut faire dérailler les garde-fous et dévoiler informations personnelles, factures, voire se mettre en grève (“j’ai déjà travaillé 35h, je coupe”).

« Les référentiels existent (MITRE ATLAS), mais la colonne “mitigations” est souvent… vide. On met en prod plus vite qu’on ne sécurise. »

Brice “ZaX” Augras

Ajoutez les agents web qui cliquent, lisent et exécutent, et vous obtenez un cocktail où la prompt-injection par simple page piégée peut se transformer en botnet d’agents. Le tout documenté par des chercheurs, démonstrations à l’appui.

DSA, modération et censure “légale”

Architecture européenne désormais installée, le DSA confie à des signaleurs de confiance la chasse aux contenus “indésirables”. Sur le papier, on lutte contre la désinformation ; dans la pratique, l’outil est agnostique : ce qui est épuré en France ne l’est pas en Hongrie, et vice-versa. Une chose demeure : l’absence de transparence. Et une question cloue le débat : qui appelle les plateformes pour faire tomber tel contenu ?

« Le problème n’est pas seulement ce qui est censuré aujourd’hui — c’est l’architecture qui restera demain. Légale, quel que soit le pouvoir. »

Fabrice Epelboin

Souveraineté numérique : l’Europe en protectorat d’opinion

Cloud, réseaux sociaux, publicité : nos infrastructures d’opinion vivent hors sol européen. Le vieux modèle de propaganda à la Bernays cède la place au micro-ciblage algorithmique. Nos institutions réagissent par vagues réglementaires, tandis que des opérations low-cost (quelques milliers d’euros) fabriquent des tempêtes médiatiques d’un jour.

Conclusion provisoire : sans cap de souveraineté (technologique, juridique et culturelle), l’Europe restera un marché d’audience piloté depuis l’extérieur.

Le choc générationnel : attention, cerveau fragile

Brice “ZaX” Augras constate un recul de l’esprit critique chez les plus jeunes, biberonnés à des flux où l’algorithme sert d’abord ce qui capte, pas ce qui élève. Le contrôle parental et la “vérification d’âge” peinent face à la réalité (VPN, faux KYC à 50–100$). L’éducation au croisement des sources, à l’opsec minimale et à la sobriété attentionnelle devient une urgence civique.

« Internet contient le pire et le meilleur : sans boussole critique, l’algorithme choisira pour vous. »

Brice “ZaX” Augras

Ce qu’on peut faire dès maintenant (sans naïveté)

  • Hygiène numérique : gestionnaires de mots de passe, 2FA, sauvegardes chiffrées, compartimentage pro/perso, canaux séparés pour mots de passe d’archives.
  • Messageries : évaluer Element/Matrix, Session, SimpleX selon les usages ; accepter des compromis d’ergonomie plutôt que des failles de confiance.
  • IA responsable : modèles par domaine, RBAC côté données, tests d’attaque (red teaming), journalisation & supervision spécifiques aux LLM.
  • Transparence : documenter les incidents, signaler les vulnérabilités, soutenir les bug bounty plutôt que le déni.
  • Culture : former les équipes (et les ados) au tri de l’info, à la rhétorique, à la lenteur utile. Oui, la lenteur est un acte politique.

Conclusion — Entre mouchards et mirages, choisir la confiance

Ce débat n’est pas “technique”. Il parle de l’humain : la confiance qu’on accorde à un ami, à un banquier, à une institution ; le droit de se tromper sans être fiché ; la force d’une société qui préfère former plutôt que surveiller. Face à l’urgence, le pire réflexe serait de déléguer notre inquiétude à un mécanisme. La solution n’est ni magique ni rapide : elle est faite de pratiques sobres, de transparence et de politique au sens noble — celle qui protège l’intime pour rendre le commun respirable.